Tuesday, January 24, 2017

La parturiente et la marathonienne

La parturiente et la marathonienne

Texte de Rixa Freeze: Labor and Marathons
Traduction: Manon Wallenberger

Manon Wallenberger travaille comme berger et écrivain indépendant pour L'alpe, La revue Z et Zalp. Elle a vécu les joies d'une naissance naturelle il ya quelques mois et elle la faire encore!

Manon Wallenberger works as a shepherd and a free-lance writer for L'alpeLa revue Z and Zalp. She has been through the joys of a natural birth a few month ago and wants more of it!

I want to give a big thank-you to Manon for translating this essay! Je voudrais bien remercier Manon pour la traduction!

"Mike" Michael L. Baird

Avertissement : Si jamais quelqu’un a envie de poster un commentaire indigné pour dire qu’accoucher et courir un marathon ce n’est PAS la même chose, qu’il lise d’abord ceci. Evidemment que ce n’est pas pareil. Evidemment l’analogie ne fonctionne plus passé un certain stade. Je pense que la plus grande différence entre donner la vie et courir un marathon c’est qu’accoucher est quelque chose de que toute femme est capable de faire, alors que courir un marathon est, je l’admets, un sport d’endurance extrême.

Je me suis souvent demandé pourquoi on n’aborde pas la grossesse, l’accouchement et la naissance comme s’il s’agissait de courir un marathon. Les femmes enceintes sont confrontées à tant de peurs et de propos alarmistes : « Votre bébé pourrait être trop gros ou trop petit. Vous pourriez être atteinte d’une toxémie. Vous prenez trop de poids ou pas assez. Vous pourriez mourir d’une hémorragie. Vous avez peut-être le pelvis trop étroit. La tête de votre bébé pourrait rester coincée. Il pourrait être en détresse grave. Vous ne saurez probablement pas gérer la douleur, donc il faudrait envisager la péridurale. On ne vous donnera pas de médaille pour avoir accouché de manière non médicalisée. De toute façon tout ce qui compte c’est d’avoir un bébé en bonne santé. »

Et si nous abordions le marathon avec autant de pessimisme que nous le faisons lorsqu’il s’agit de l’enfantement ? Voici mon scenario imaginaire vécu par Anne, aspirante marathonienne.

Anne était assez en forme et capable de courir plusieurs kilomètres, à un rythme, certes, assez lent. Elle faisait du cross au lycée et aimait ça, même si elle était souvent une des dernières à franchir la ligne d’arrivée. Plusieurs amis qui avaient récemment couru des marathons lui en donnèrent l’idée : elle décida de s’y préparer.

Anne commença par se documenter sur la manière de réussir un marathon. Elle voulait trouver des calendriers d’entraînement, connaître les besoins nutritionnels des coureurs et avoir des conseils sur le choix des chaussures de course. Elle alla à la bibliothèque municipale qui avait une étagère pleine de livres portant tous sur les risques liés au marathon. Les différentes blessures dont les coureurs étaient souvent victimes étaient traitées en détail, alors que les réussites n’étaient abordées que succinctement. Les livres vous prévenaient bien que courir le marathon peut certes vous procurer un sentiment de force mais que la plupart des gens ne sont ni capables de s’astreindre à l’entrainement nécessaire ni de terminer la course. Les livres insistaient également sur l’énorme souffrance physique que les coureurs enduraient. Anne savait que des blessures pouvaient arriver et même si elle trouvait cette information intéressante, elle préférait en savoir plus sur la façon de les éviter en s’entrainant correctement, en faisant des étirements ou en modifiant son régime alimentaire. Elle avait aussi plutôt envie de lire des livres qui la motiveraient en partant du principe qu’on pouvait y arriver, plutôt que l’inverse.

Elle se dit qu’il devait bien y avoir quelque part des informations plus utiles, donc elle prit une chaise et s’installa face à l’ordinateur de la bibliothèque. Elle s’échina sur des pages et des pages de résultats avant de tomber sur une communauté de coureuses, peu nombreuses mais sachant se faire entendre, qui avaient réussi leur course et l’évoquaient avec ravissement. Leurs récits parlaient dans leur ensemble de triomphe, de confiance en soi et d’euphorie. Elles parlaient des heures de préparation mentale et physique, des recherches poussées qu’elles avaient faites pour s’assurer d’être parfaitement en forme, et pour trouver les moyens de prévenir les blessures classiques comme les fissures du tibia, ou les problèmes articulaires. Elles se soutenaient mutuellement lorsque l’une d’entre elles n’avait pas réussi à atteindre le temps qu’elle s’était fixée, ou lorsqu’un problème physique l’obligeait à s’arrêter en route. Elles s’encourageaient à mesure qu’approchait le jour de la course.

Anne accrocha son programme d’entraînement à plusieurs endroits de la maison afin de le voir tous les jours. Elle décida de rester positive, sachant que les meilleurs athlètes considèrent la préparation mentale aussi importante que l’entraînement physique. Chaque jour elle consacra du temps à la méditation et à la visualisation. Elle imaginait ce qu’elle ressentirait sur la ligne de départ, en attendant le coup de pistolet du starter. Elle visualisait son cœur qui cognait dans sa poitrine, son sang qui fournissait de l’oxygène à ses muscles, son souffle mesuré et régulier. Elle se répétait des affirmations positives comme : ce sera intense et parfois difficile, mais je sais que je peux le faire.

Quelques semaines plus tard l’entraînement d’Ann se déroulait bien. Elle avait sauté quelques jours, mais la plupart du temps elle atteignait ses objectifs quotidiens. Même si courir était parfois ennuyeux et pénible elle adorait les sensations que cela lui procurait après coup. Anne raconta à une amie qu’elle s’entraînait pour un marathon et fut surprise lorsque celle-ci lui raconta une foule de récits horribles sur des marathoniens qui souffraient à vie de leurs blessures- et même l’histoire d’un coureur qui avait bu tellement d’eau pendant la course qu’il en était mort. Anne répondit qu’elle s’était renseignée sur les blessures classiques ou plus rares, et qu’elle était sûre qu’elle pourrait soit les prévenir, soit se soigner toute seule, ou demander de l’aide si le cas était grave. Son amie lui dit : « mais comment peux-tu en être sure ? Tu pourrais mourir d’une attaque cardiaque pendant la course- tu n’aurais aucun moyen de le savoir avant que ça n’arrive. Ca ne vaut vraiment pas la peine de courir le risque. »

La famille d’Anne pensait qu’elle était folle. Ne devrait-elle pas employer son temps à une activité plus utile ? Et si quelque chose tournait mal ? Et si pendant la course elle avait trop mal et ne pouvait finir, comment se sentirait-elle ? Anne répondit à sa famille qu’elle s’était renseignée et que c’était une chose importante pour elle. Elle leur demanda soit de lui parler de sa future course de manière positive, soit de se taire.

Anne remarqua que les médias se concentraient toujours sur les récits à sensation de courses qui tournaient au drame. Lorsque des journaux télévisés couvraient un marathon, ils montraient des coureurs qui avançaient en boitillant avec des airs de morts-vivants. La plupart du temps ils n’interviewaient que des coureurs ayant abandonné la course, leur accordant plusieurs minutes à l’antenne pour raconter leurs récits. Puis, comme à regret, ils donnaient 30 secondes à un coureur à la mine ravie, malgré la fatigue et la sueur. Bien sûr, une fois que ce coureur là avait terminé son récit, le présentateur rappelait aux téléspectateurs que la plupart des gens sont incapables de courir un marathon et qu’il valait mieux faire taire ses espoirs. Bon sang, pensa Anne. Je connais pourtant plein de gens qui ont terminé la course sans mourir, se casser une jambe ou finir handicapés à vie.

Sans qu’elle sache trop comment- peut-être lorsqu’elle avait commandé quelques paires de ses baskets préférées- des entreprises qui sponsorisent les marathoniens se procurèrent son adresse. Tous les jours ou presque, elle trouvait dans sa boite aux lettres une nouvelle pub sur papier glacé pour « le marathon sans douleurs et sans efforts ». Le slogan d’une des entreprises était : « Nous faisons le boulot pour vous-il vous suffit d’être là pour la course. » Dans leur brochure Anne apprit que :
C’est un énorme travail de courir un marathon. La douleur est insoutenable. Les risques que représentent tant de kilomètres à parcourir sont nombreux. Pourquoi souffrir si vous pouvez le faire avec Indol™? Pour seulement 12 versements mensuels de 199 dollars vous pouvez terminer votre marathon confortablement et avec élégance dans notre véhicule motorisé breveté Indol™. Notre chauffeur vous récupèrera personnellement dès que vous aurez trop mal. Une fois installé dans le confort luxueux de votre siège-Couralaiz™, vous pourrez savourer le spectacle qu’on vous conduit jusqu’à la ligne d’arrivée. Vous recevrez une photo gratuite vous représentant en train de franchir la ligne d’arrivée à pied. Boissons non inclues. Les coureurs devront s’acquitter d’une somme de 10 dollars par kilomètre parcouru à pied. Vous en êtes dispensé si vous prenez l’option Couralaiz™ dans les 5 premiers km. Pour des raisons de responsabilité civile, l’option Couralaiz™ ne peut être souscrite ni pour les 4 premiers km ni après le 23ème.

Anne empilait ces publicités près de sa cheminée. Après ses longues courses du samedi, elle se faisait couler un bain bien chaud, allumait la cheminée et les jetait dans les flammes en observant les bords qui tournoyaient et se recroquevillaient. Elle imaginait ses peurs en train de fondre et de disparaître avec ces publicités luxueuses.

L’entraînement d’Anne se poursuivait. Elle aimait sentir son corps changer- voir ses cuisses se raffermir, sentir les articulations jouer entre chaque ensemble de muscles. Se préparer pour la course lui permit également de mieux apprécier une nourriture saine et nutritive. Son corps lui réclamait des protéines, des fruits frais, des légumes et des hydrates de carbone complexes. Elle mangeait des sucreries de temps en temps mais ne les appréciait plus autant qu’avant.

Plusieurs mois après avoir commencé son entraînement, Anne entendit parler avec inquiétude d’une nouvelle mode dans le monde du marathon : la fracture choisie (FC). Elle savait que les fractures liées au stress faisaient partie des blessures courantes dans le monde de la course, sans parler des fractures rares mais sévères liés à des chutes accidentelles. Apparemment certaines personnes vantaient un nouveau « traitement préventif » qui consistait à porter des moniteurs de fracture osseuse pendant la course. L’argument publicitaire pour ces moniteurs était qu’ils étaient censés prévenir la fracture avant qu’elle n’arrive. En utilisant les informations transmises par les moniteurs, des chirurgiens pouvaient alors finir de casser l’os avec soin (pour s’assurer d’avoir une fracture nette et franche) et de le réparer dans un environnement sécurisé. Les moniteurs étaient assez lourds, et causaient parfois des chutes chez les coureurs, entraînant des blessures importantes. Pourtant, elles étaient LE nouveau must dans le monde de la course où on les présentait comme « le filet de sécurité du coureur ». Un chirurgien vantait cette technologie qui rendait les os des jambes « plus solides que des neufs ». Le monde est-il devenu fou, se demanda Anne. L’idée que des gens pouvaient choisir de se faire casser des os avant même d’avoir un sérieux problème la dépassait complètement. Des flyers commençaient à arriver dans sa boite aux lettres décrivant la FS. Anne ne put s’empêcher de sourire lorsqu’elle découvrit qu’une de ces entreprises s’appelait FCMQN : fracture choisie, mieux que du neuf.

Alors que le jour de la course approchait, Anne était partagée entre la confiance et l’agitation. Elle savait qu’elle s’était bien préparée, mais elle n’avait encore jamais couru 42 km. Elle décida que si quelque chose tournait mal pendant la course et l’empêchait de finir, elle l’accepterait calmement, sachant qu’elle aurait fait tout ce qui était en son pouvoir pour réussir. Tous les jours, elle continuait à se projeter mentalement, s’imaginant à quel point il serait valorisant de terminer la course. Celle-ci finissait dans une vallée où coulait une rivière. Anne y allait souvent nager et savait qu’elle se sentirait incroyablement bien dans l’eau fraiche après l’effort. Elle garda en tête cette image d’elle-même allongée sur le dos, flottant dans l’eau claire, le corps suspendu entre le ciel et l’eau.

Le jour de la course, Anne fut surprise de la foule qu’il y’avait autour des tentes où s’inscrivaient les coureurs. Il y’avait quasiment autant de sponsors que de coureurs. Elle parla avec un coureur expérimenté qui lui dit que cela ne s’améliorerait pas, même après le départ de la course. Elle verrait des motards rouler à côté des coureurs en leur demandant de dire à quel point ils souffraient, et s’ils voulaient abandonner. Sur le trajet, des spectateurs brandiraient des panneaux où on pourrait lire :
  • Il n’est jamais trop tard pour abandonner
  • Ce n’est pas parce que tu finiras la course que tu auras une médaille
  • Lâche ou crève

Alors qu’elles attendaient dans la file pour s’inscrire, une femme qui prenait aussi le départ et avait couru son premier marathon jusqu’au bout l’année précédente, lui donna un paquet. C’était un t-shirt avec le slogan : Zone de non drogue. « Tu vas en avoir besoin, lui dit-elle, surtout autour du km 35 lorsque les sponsors te tendront des cachets de morphine. Ils savent qu’il vaut mieux laisser tomber ceux qui portent ce t-shirt, ou alors ils vont se faire ramasser et à l’occasion se prendre un coup de poing bien placé ». Anne fit un large sourire.

Tout en faisant ses étirements, elle se concentra, visualisa les différentes étapes de la course et se répéta ses mantras : Je peux le faire. Je suis forte. Je suis prête.

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